Les bricoleurs de l’éducation (3ème partie)
editL’héritage éducatif en question
Ce plaidoyer pour l’innovation en éducation n’est pas né avec le numérique. Les écoles Montessori, Waldorf, démocratiques, Freinet… ont toutes été à différents moments les tenants d’une « révolution » éducative où l’éducation devait être considérée comme une « fabrique inclusive » reposant sur de nouvelles pratiques d’apprentissage. La pédagogie des opprimés du pédagogue brésilien Paolo Freire élaborée dans les années 1960 cherchait à réunir des « éducateurs-apprenant » et des « apprenant-éducateurs » qui dialogueraient ensemble pour développer de nouveaux savoirs critiques. La technologie a toujours été intégrée à la réflexion des innovateurs en éducation. Freinet a introduit l’imprimerie dans ses écoles dans les années 1920. Maria Montessori a bâti sa pédagogie autour de la pensée scientifique. Ivan Illitch et Paolo Freire encourageaient les éducateurs à s’approprier les nouvelles technologies de la communication dont la télévision éducative. Seymourt Paper prédisait même une révolte des élèves s’ils devaient continuer à s’asseoir passivement dans une salle de classe pour consommer un savoir prédigéré.
Qu’avons-nous fait de cet héritage ? Une des grandes constantes a été de renvoyer ces pédagogies au rang de pédagogies « alternatives » ou marginales. Les résistances des systèmes éducatifs au changement ont longtemps empêché de procéder aux transformations rêvées aujourd’hui par les entrepreneurs edtech. Ironie de l’histoire, les fondateurs des géants du numérique dans la Sillicon Valley scolarisent leurs enfants dans des écoles Montessori ou Waldorf où l’usage du portable est banni…
Les entrepreneurs edtech sont-ils plus qualifiés ou plus visionnaires que leurs illustres prédécesseurs ? Les difficultés auxquels ils font face pour imposer leurs solutions dans les écoles et collèges disent la persistance des lourdeurs et des résistances mais aussi parfois la vision insuffisante qui est la leur. Bien sûr les grandes entreprises du digital (GAFA) ont massivement envahi les systèmes éducatifs qui se sont dotés massivement d’équipements et de solutions numériques. Des startups ont réussi à imposer des produits innovants et dans le même temps intéressé les acteurs du monde financier pour venir épauler leur développement. La pandémie de COVID-19 a montré le bien-fondé dans cette situation de crise sanitaire des dispositifs d’apprentissage à distance bien que la visioconférence ne soit pas un outil éducatif par nature. L’investissement nécessaire aux entrepreneurs edtech a besoin de résultats tangibles pour se pérenniser et les résultats sont toujours longs à obtenir en éducation. Les revenus générés par la majorité des solutions digitales sont aujourd’hui sans commune mesure avec la valorisation financière souhaitée par les actionnaires de ces entreprises. Le mariage entre bien public et intérêt privé s’avère difficile. L’éducation obligatoire reste un « bien public ». Les financements se réduisent et les startups apprennent à composer avec le temps long. Beaucoup d’entre eux choisissent alors de se reporter sur les entreprises pour poursuivre leur développement : la gestion, la formation, le bien-être des employés deviennent des priorités des start-ups edtech.
L’intelligence artificielle: pivot du changement?
La technologie est-elle réellement le pivot du changement espéré ? David Edgerton, historien des sciences et des technologies et professeur à King’s College London nous dit à propos de la technologie que nous sommes trop prêts à croire que nous savons tout sur elle et ses effets or nous en savons remarquablement peu. Il est selon lui extrêmement difficile de répondre à la question de savoir dans quelle mesure l’invention a joué un rôle important dans la transformation de notre monde. Nous n’avons pas d’inventaire des inventions. Nous ne disposons pas non plus d’un inventaire de l’importance de ces inventions.
Ce débat sur le rôle de la technologie dans l’innovation éducative rebondit depuis quelques mois avec l’irruption de Chat GPT. L’intelligence artificielle générative – sans qu’elle soit associée à une théorie pédagogique particulière – semble selon leurs créateurs (non nommés à la différence des pédagogues) devoir repousser les capacités des systèmes éducatifs et permettre de générer de meilleures ressources pédagogiques à moindre coût, de mieux évaluer les acquis des élèves et de mesurer leurs besoins en temps réel, de libérer du temps aux enseignants en leur fournissant les données qui leur permettront de s’occuper des élèves en ayant le plus besoin tout en sachant pouvoir compter sur des chatbots servant de tuteurs aux élèves pour un ensemble de tâches plus routinières. Bien sûr l’intelligence artificielle ouvre la porte au plagiat à grande échelle, à l’utilisation biaisée des sources mais ces défauts seront selon les « experts » progressivement gommés par des développements plus précis tout comme les problèmes de sécurité des données et de propriété intellectuelle des sources seront eux-aussi avec le temps résolus.
La position dominante de Open AI sur le marché de l’intelligence artificielle, le coût du service, l’illusion de la gratuité, les coûts de traitement informationnel, les coûts énergétiques associés à ces puissances de calcul, le péage qui s’organise autour d’un ou deux interlocuteurs uniques sont-ils compatibles avec la recherche du bien public ? Les coûts cachés de l’intelligence artificielle générative commencent à être mieux documentés. Ils ressemblent aux coûts exponentiels des serveurs pour les plateformes de streaming une fois qu’AWS ou Google ou Microsoft se sont assurés que vous utilisez exclusivement leurs services.
Le choix fait par des entreprises tel que la française Evidence B – choisie comme la startup la plus innovante du BETT 2024 – de privilégier la recherche et le temps long pour créer des solutions propriétaires montre qu’il existe un chemin à la marge des GAFA pour apporter des réponses vraiment innovantes adossées à une compréhension fine des besoins des apprenants et des enseignants.
Les entrepreneurs bricoleurs de l’edtech
C’est tout l’intérêt des démarches d’incubation comme celle de MindCET aujourd’hui ou de l’Open Education Challenge hier que de permettre aux entrepreneurs edtech de prendre la mesure des problèmes qui se posent aux professionnels de l’éducation pour valider leurs solutions et dans le même temps éduquer leurs investisseurs aux spécificités d’un domaine “à impact”. Ceux-ci apprennent vite et deviennent pour certains d’entre eux des passionnés et des experts en éducation.
La sélection des finalistes GESA – Global Edtech Startup Awards – dont la finale 2024 vient de se tenir à Londres démontre la diversité, le talent et la passion des entrepreneurs edtech.
Parmi ces finalistes, Eneza Education, une entreprise sociale basée au Kenya, propose des programmes éducatifs numériques fonctionnant sur des téléphones de base à un prix de 0,10$ par semaine. Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à se battre aujourd’hui sur ce front de l’accessibilité comme par exemple Kajou entreprise sociale créée par Bibliothèque Sans Frontières. À l’autre bout du spectre Nolej et Storywizzard proposent aux enseignants de créer leurs ressources pédagogiques à base d’intelligence artificielle générative.
Ces bricoleurs de l’éducation sont toujours occupés à créer ou réparer des activités d’apprentissage de toutes sortes en y apposant leur marque, leur style distinctif. Ils répondent à la définition employée par Claude Levi-Strauss dans son ouvrage : L’esprit sauvage : « De nos jours, le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord ».
La multiplicité des outils et des solutions proposées aujourd’hui par ces entrepreneurs du monde entier vient appuyer la vision d’une éducation aux mains de « bricoleurs » passionnés.